• Au moins 30 femmes ont affirmé que des travailleurs sociaux de l’Organisation Mondiale de la Santé étaient impliqués
• Ces femmes ont également indiqué que les hommes qu’elles accusent venaient de l’UNICEF, d’Oxfam, de Médecins sans frontières, de l’Organisation internationale pour les migrations, de World Vision et d’ALIMA
• Trois organisations ont promis d’enquêter sur les accusations
• La plupart des organisations d’aide et des ONG ont déclaré n’avoir reçu aucun rapport d’abus pendant la crise
• La plupart des femmes ne connaissaient pas des moyens de signaler ces abus
Par Robert Flummerfelt et Nellie Peyton
BENI, République démocratique du Congo, 29 septembre (Thomson Reuters Foundation)
Une enquête signée The New Humanitarian et la Fondation Thomson Reuters a révélé que plus de 50 femmes avaient accusé des travailleurs sociaux employés par l’Organisation Mondiale pour la Santé et de grandes ONG d’exploitation et d’abus sexuels lors de l’épidémie d’Ebola en République démocratique du Congo. Lors d’entretiens, 51 femmes (dont les récits ont souvent été étayés par des chauffeurs employés par des agences d’aide et des employés d’ONG locales) ont raconté de nombreux abus, principalement perpétués par des hommes qui se disaient travailleurs internationaux, pendant l’épidémie d’Ebola entre 2018 et 2020.
La majorité de ces femmes ont déclaré que de nombreux hommes leur avaient fait des avances, les avaient forcées à avoir des relations sexuelles en échange d’un emploi ou avaient mis fin à leur contrat lorsqu’elles avaient refusé. Le nombre et la similitude de nombreux témoignages de femmes de la ville de Beni, dans l’est du pays, laissent penser que cette pratique était très répandue, avec trois organisations promettant d’enquêter sur les allégations.Le secrétaire général de l’ONU Antonio Guterres a appelé à la tenue d’une enquête complète sur les allégations.
Certaines femmes ont affirmé qu’on leur avait servi des boissons, d’autres auraient été piégées dans des bureaux et des hôpitaux, et certaines auraient été enfermées dans des pièces par des hommes qui leur auraient promis du travail ou les auraient menacées de les renvoyer si elles n’obéissaient pas.
« Tant de femmes ont été touchées par cette histoire, » a déclaré une femme de 44 ans, qui a confié aux journalistes que pour obtenir un emploi, elle avait eu des relations sexuelles avec un homme qui disait être un travailleur de l’OMS. Par peur de représailles, cette femme et les autres se sont exprimées sous le couvert de l’anonymat. Certains détails ont été omis pour protéger leurs identités.
« Parmi les femmes que je connais qui travaillaient dans la lutte contre l’épidémie, je n’en connais aucune qui n’ait rien eu à offrir, » a-t-elle ajouté.
Certaines femmes étaient cuisinières, femmes de ménage et travailleuses communautaires engagées sur des contrats à court terme, et gagnaient entre 50 et 100 dollars par mois, soit plus du double du salaire normal. L’une d’elles était une survivante de l’Ebola en demande d’une aide psychologique. Au moins deux femmes ont déclaré qu’elles étaient tombées enceintes.
L’OMS a déclaré qu’elle examinait un « petit nombre » de rapports d’abus ou d’exploitation sexuels au Congo, mais a refusé de dire s’ils avaient pu avoir lieu pendant l’épidémie d’Ebola dans l’est du pays, qui s’est terminée en juin après plus de 2 200 décès. Une porte-parole pour l’OMS a dit que les allégations émanant de l’enquête faisaient l’objet d’une revue interne, et a encouragé les femmes concernées à contacter l’OMS. De nombreuses femmes ont déclaré n’avoir jamais signalé ces incidents par crainte de représailles ou de perdre leur emploi. La plupart ont également affirmé qu’elles avaient honte.
« Pourquoi me demandez-vous si je l’ai signalé? »
Malgré les politiques de « tolérance zéro » et les engagements pris par l’ONU et les ONG pour réprimer ces abus, tels que ceux révélés en Haïti et en République centrafricaine, des rapports sur des comportements de ce type continuent de faire surface. La plupart des organisations d’aide contactées par The New Humanitarian et la Fondation Thomson Reuters ont déclaré n’avoir reçu que peu ou aucune plainte pour abus ou exploitation sexuel(le) contre leurs employés au Congo.
L’enquête, menée pendant près d’un an, a mis au jour des femmes qui ont décrit au moins 30 cas d’exploitation sexuelle par des hommes se disant employés par l’OMS, qui a déployé plus de 1 500 personnes dans le cadre de l’opération menée par le gouvernement pour contrôler l’épidémie.
Le deuxième plus grand nombre de plaintes concernait des hommes qui se disaient employés par le ministère de la santé du Congo, comme l’ont affirmé huit femmes.
Les journalistes ont également interrogé cinq femmes qui ont déclaré avoir été exploitées par des hommes qui disaient travailler pour World Vision, tandis que trois femmes ont accusé des hommes qui disaient être employés par le Fonds des Nations Unies pour l’enfance (UNICEF). Deux femmes ont accusé des hommes qui disaient être des employés de l’organisation médicale ALIMA. Des plaintes individuelles ont été déposées contre des hommes qui affirmaient travailler avec Oxfam, l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) et Médecins Sans Frontières (MSF).
L’enquête a donné lieu à une enquête interne chez World Vision, qui a déclaré que les rapports étaient « choquants » car tout le personnel était formé à la prévention des abus sexuels et que l’organisation travaillait dur pour lutter contre les « inégalités culturelles et de pouvoir bien ancrées ». ALIMA a également déclaré qu’elle mènerait une enquête après avoir été contactée à propos des résultats de l’enquête.
L’UNICEF a reçu trois rapports impliquant deux organisations partenaires dans la lutte contre l’épidémie d’Ebola, a déclaré le porte-parole Jean-Jacques Simon. Il a refusé de nommer les organisations en question mais a déclaré que les cas semblaient être différents de ceux découverts par les journalistes.
« Malgré tous nos efforts, les cas d’exploitation et d’abus sexuels en RDC restent largement sous-signalés, » a déclaré Simon, ajoutant que l’organisation avait mis en place 22 moyens de déposer des plaintes au Congo, dont une ligne téléphonique confidentielle et des boîtes aux lettres destinées à accueillir des plaintes.
Les porte-parole de l’OIM, de MSF, de l’UNICEF et du ministère congolais de la santé ont déclaré mi-septembre qu’ils n’avaient pas connaissance des accusations portées à leur encontre et plusieurs d’entre eux ont déclaré qu’ils auraient besoin de plus d’informations pour agir. Oxfam a déclaré qu’elle faisait « tout ce qui est en son pouvoir pour prévenir les fautes, enquêter et agir sur les allégations lorsqu’elles se présentent, y compris en venant en aide aux survivantes ».
Bien que les femmes ne connaissent pas toutes les nationalités des hommes qu’elles accusent, elles affirment que certains viennent de Belgique, du Burkina Faso, du Canada, de France, de Guinée et de Côte d’Ivoire. « Pourquoi me demandez-vous si je l’ai signalé ? » a demandé une femme qui a dit s’être fait offrir de l’argent pour des rapports sexuels par un homme qui disait travailler pour l’OMS et un autre qui disait travailler pour l’UNICEF.
« J’étais terrifiée. Dégoûtée. Je n’en ai même pas parlé à ma mère. »
« Un passeport pour l’emploi »
De nombreuses femmes ont déclaré avoir été approchées devant les principaux supermarchés de Beni, dans les centres de recrutement ou à l’extérieur des hôpitaux où les listes de candidats retenus étaient affichées. Certains ont dit que des hommes les avaient approchées après qu’elles se soient montrées déçues d’avoir été écartées pour des emplois. Une femme a déclaré que la pratique des hommes exigeant des rapports sexuels était devenue si courante que c’était la seule façon de trouver un emploi dans la lutte contre l’épidémie d’Ebola. Une autre a appelé cela un « passeport pour l’emploi ».
« Vous regardiez si votre nom figurait sur les listes qu’ils affichaient à l’extérieur, » a déclaré une femme de 32 ans, qui a affirmé avoir été mise enceinte par un homme qui s’est dit médecin de l’OMS.
« Et chaque jour, nous étions déçues. Il n’y a pas de travail ici. » Les femmes ont affirmé que ces hommes refusaient systématiquement de porter des préservatifs, à une époque où l’on préconisait pourtant d’éviter les contacts physiques pour enrayer la propagation du virus mortel.
Beaucoup connaissaient les noms des hommes. Une femme de ménage de 25 ans a déclaré qu’elle travaillait déjà pour l’OMS lorsqu’un médecin l’a invitée chez lui en 2018 pour discuter d’une promotion. À son arrivée, il l’a emmenée dans sa chambre.
Il a fermé la porte et m’a dit, « Il y a une condition. Il faut qu’on fasse l’amour tout de suite, » a-t-elle dit. « Il a commencé à me déshabiller. J’ai reculé, mais il s’est jeté sur moi et a continué à m’arracher mes vêtements. Je me suis mise à pleurer et je lui ai dit d’arrêter… Mais il ne s’est pas arrêté. Alors j’ai ouvert la porte et je suis sortie en courant. »
Elle affirme qu’à la fin du mois, son contrat n’a pas été renouvelé. Bien que les rapports faisant état de sexe en échange d’emploi – et d’autres formes de corruption – ne soient pas rares dans l’aide humanitaire au Congo, presque toutes les femmes ont déclaré n’avoir jamais eu d’expériences similaires lorsqu’elles essayaient de trouver du travail.
Lors de discussions avec des centaines de membres de communautés dans plusieurs villes, l’exploitation sexuelle a été un « constat constant », a déclaré Nidhi Kapur, une consultante chargée par le groupe d’aide CARE International d’étudier les questions de genre pendant l’épidémie d’Ebola.
« Que ce soit les adolescentes, les femmes adultes, les femmes de la communauté ou les femmes du gouvernement auxquelles nous avons parlé, toutes ont dit la même chose, » a déclaré Kapur.
Pourtant, lorsque The New Humanitarian et la Fondation Thomson Reuters ont interrogé 34 des principales organisations internationales et une poignée d’ONG locales impliquées dans l’opération Ebola, la plupart des 24 qui ont fourni des données ont indiqué qu’elles n’avaient reçu aucune plainte au cours de l’épidémie qui a duré près de deux ans.
Le ministre congolais de la santé, Eteni Longondo, a déclaré qu’il n’avait reçu aucun rapport d’exploitation sexuelle par des travailleurs humanitaires. « Je demande à toute femme qui s’est vu demander ce genre de services d’abus et d’exploitation sexuels de dénoncer leurs auteurs, car ce n’est pas permis au Congo, » a déclaré Longondo. « Si l’une des personnes concernées par cette affaire est un travailleur de la santé, je m’en occuperai personnellement. »
Certaines femmes ont déclaré qu’elles envisageaient de déposer une plainte officielle auprès des organisations d’aide, des ONG ou du ministère de la santé ; la plupart, cependant, ont expliqué qu’elles voulaient simplement raconter leur histoire pour que d’autres femmes n’aient pas à subir ce genre de comportement.
« Ils nous engageaient avec leurs yeux »
La dixième épidémie d’Ebola au Congo, la plus meurtrière, dans un pays décimé par des décennies de conflit, s’est révélée être un test majeur pour les Nations Unies, deux ans seulement après l’épidémie qui a tué plus de 11 000 personnes en Afrique de l’Ouest. Plus de 15 000 personnes ont participé à l’opération de 2018 à 2020, qui a coûté plus de 700 millions de dollars et a été marquée par des centaines d’attaques de groupes armés contre des centres de traitement, du personnel médical et des patients, ainsi que par la violence des milices.
Beaucoup de femmes ont déclaré que les employés congolais impliqués dans la crise étaient plus susceptibles d’exiger des pots-de-vin en échange de travail plutôt que des rapports sexuels.
Les femmes qui ont signalé des abus ont déclaré que la plupart des rencontres sexuelles avaient eu lieu dans des hôtels qui servaient également de centres d’accueil pour les bureaux des Nations Unies et des ONG.
Les noms qui sont sortis le plus souvent sont l’Okapi Palace et l’Hôtel Beni, où les groupes d’aide ont des bureaux et réservent souvent des blocs de chambres.
Une survivante du virus Ebola, âgée de 32 ans, a déclaré qu’un homme lui avait téléphoné pour l’inviter à venir suivre une séance de conseil dans un hôtel. Les numéros de téléphone des patients atteints d’Ebola étaient systématiquement pris pour le suivi des soins après leur sortie de l’hôpital.
Dans le hall, elle a accepté une boisson non alcoolisée. Quelques heures plus tard, elle a déclaré s’être réveillée nue et seule dans une chambre d’hôtel. Elle pense avoir été violée.
« J’ai perdu mon mari à cause d’Ebola, » a-t-elle déclaré, ajoutant qu’elle avait gardé le silence sur cette agression car elle se sentait déjà rejetée par ceux qui craignaient la contamination.
« Non seulement je n’ai pas reçu l’aide que j’attendais, mais en plus, j’en suis ressortie encore plus traumatisée. »
Quelques chauffeurs employés par les organisations d’aide ont confirmé l’affiliation des hommes accusés avec les organisations citées.
Ces hommes (médecins, travailleurs de la santé et administrateurs) se servaient des chauffeurs officiels pour faire la navette entre les femmes et les hôtels, leur domicile et leur bureau, selon quatre chauffeurs interrogés. Tous les chauffeurs ont demandé à témoigner sous le couvert de l’anonymat afin de ne pas risquer de perdre leur emploi. L’une des femmes a déclaré que l’homme qui avait abusé d’elle conduisait un véhicule portant l’inscription « Organisation mondiale de la Santé ».
« C’était tellement courant, » a affirmé un chauffeur. « Il n’y avait pas que moi ; je dirais que la majorité d’entre nous, chauffeurs, conduisait des hommes ou leurs victimes à l’hôtel pour des arrangements sexuels de ce genre. C’était si régulier que c’était comme si on allait faire des courses au supermarché. » Des jeunes hommes également ont été exploités, selon les chauffeurs des organisations d’aide. Un chauffeur a affirmé qu’un médecin demandait régulièrement que des jeunes hommes soient amenés dans des restaurants et des hôtels. D’autres garçons et jeunes hommes ont été payés pour ramener des femmes, selon un recruteur d’une ONG internationale qui s’est exprimé sous le couvert de l’anonymat.
Une femme a déclaré, « Dans cette opération de lutte contre l’épidémie, ils nous engageaient avec leurs yeux. Ils nous regardaient de haut en bas avant de nous faire une offre. »
Certaines de ces femmes ont montré aux journalistes leurs badges avec le logo de leur organisation ou leurs photos en uniforme après leur embauche.
L’une d’entre elles a déclaré qu’un montant avait été viré sur son compte par l’OMS en guise de paiement pour un travail qu’elle disait avoir reçu en échange de relations sexuelles.
« Les femmes et les enfants étaient défavorisés »
La plupart des femmes interrogées ne connaissaient pas l’existence de lignes d’assistance téléphonique et des autres moyens de signaler ces abus. Un programme de protection contre les abus sexuels a été mis en place un an après le début de l’opération, a déclaré David Gressly, l’ancien coordinateur de l’ONU pour la lutte contre le virus Ebola. Selon les critiques, cela a mis en évidence l’échec des programmes de protection contre l’exploitation et les abus sexuels dans les opérations humanitaires, qui étaient sous-financés, une réflexion après coup, et dominés par les hommes avec peu de femmes dans les rôles décisionnels.
« Il était très clair que les femmes et les enfants étaient défavorisés, » a déclaré Kapur, la consultante de CARE.
Même lorsque des allégations d’abus et d’exploitation sexuels sont signalées, les enquêteurs les jugent souvent « sans fondement ». En République centrafricaine, par exemple, il a été constaté que les enquêteurs manquaient d’expérience ou tentaient de discréditer les victimes qui portaient des accusations contre les soldats de la Force de maintien de la paix des Nations Unies.
Un ancien travailleur humanitaire, qui conseille aujourd’hui les organisations internationales et les gouvernements qui financent les opérations humanitaires, a déclaré que pour que les choses changent, il faut que les donateurs – et les contribuables – exigent le changement.
« Les gouvernements donateurs doivent adopter une position beaucoup plus ferme et doivent s’assurer que l’argent des contribuables n’est pas utilisé à mauvais escient dans le but de violer les droits des bénéficiaires vulnérables de l’aide, » a déclaré Miranda Brown, ancienne collaboratrice du Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme.
Bien que les opérations de secours dans les zones touchées par le virus Ebola aient été réduites en raison de contraintes budgétaires et de préoccupations plus urgentes – du COVID-19 à une nouvelle épidémie d’Ebola dans le nord-ouest du Congo, ces expériences hantent de nombreuses femmes. « S’ils voulaient vraiment aider les gens, ils l’auraient fait sans condition, » a déclaré une femme de 24 ans. « Au lieu de nous aider, ils ont détruit nos vies. »